Tilt House - Samedi 3 juillet - 0 h 30.



Malade, Franck Morgenstern l'était. Il souffrait du coeur. Et, chaque nouveau tour de roue ne faisait qu'accentuer sa douleur. Franck Morgenstern avait mal aux pneus. Sa voiture et celle des Sam avançaient au pas. Elles roulaient sur la nationale quand Sam mit le clignotant à droite avant de s'engager sur un chemin défoncé. Cette fois, s'en était trop pour Morgenstern. Il immobilisa sa voiture et émit plusieurs appels de phares. L'automobile des Sam s'arrêta à son tour.
"Ce n'est pas possible. Je ne peux pas continuer comme ça. Ma voiture ne résistera pas à ce traitement."
Sam tendit le bras vers une lueur éloignée.
"Nous sommes presque arrivés, plus que quelques centaines de mètres. si vous voulez, vous pouvez laisser votre voiture ici."
"Jamais de la vie !"
"Dans ce cas, vous n'avez guère le choix."
Ils remontèrent dans leur voiture et démarrèrent.
"Eh, attendez !"
Hurla Franck, en se précipitant dans sa voiture et en démarrant rageusement.
Morgenstern et Majorie ne devaient jamais oublier leur premier contact avec Tilt House.
Suivant le véhicule des Sam, ils roulèrent pendant cinq minutes sur le chemin cahoteux bordé de part et d'autre de terrains couverts de tentes. Parvenus au bord du chemin qui menait à un grand bâtiment d'aspect abandonné, Sam stoppa.
"Il faut laisser votre voiture ici."
"C'est hors de question !"
"Les voitures ne sont pas admises à Tilt House. C'est la fédération qui l'a décidée."
"C'est quoi cette fédération ?"
Morgenstern s'énervait, cette plaisanterie avait assez duré.
"Nous n'aurions jamais dû quitter la ville, Franck."
"Je veux téléphoner !"
Hurla Franck.
Les trois Sam se fendirent d'un grand sourire.
"Il n'y a pas de téléphone à Tilt House."
"Ca ne se passera pas comme ça !"
"Eh ! Muchachos ! Qué pasa ? Porqué vous criez ?"
A voir son visage, le mexicain devait être ridé jusqu'aux chevilles.
Il était arrivé avec les travailleurs mexicains et les gens de Tilt House l'avaient surnommé Pieds Ridés. Macho parlait toujours au nom de ses compagnons, et tout ce qu'il faisait, il le faisait avec le sourire., le sourire d'un père.
Morgenstern dévisagea le nouvel arrivant, tandis que près de lui, Majorie se tassait sur le siège.
"Je veux m'en aller d'ici, Franck, ces gens m'angoissent."
L'homme, dit Macho, s'avança vers la voiture. En quelques mots Sam expliqua à Macho se qui se passait.
"Buenvenidad à Tilt House. Yé crois qué vous n'avez pas lé choix. Vous fériez mieux de rester ici. Por la noché, et magnana..."
"Ni manana, ni jamais !" On ne reste pas une seconde de plus ici !"
"Allons calme toi."
Franck paraissait s'être ressaisi, peu désireux de repartir.
Depuis quelques instants, plusieurs individus avaient rejoint le petit groupe et suivaient avec intérêt les échanges des protagonistes.
"Alors ! Vous venez ou quoi ?"
"Où ?"
"Chez Butch. C'est lui qui s'occupe des étrangers."
Majorie était choquée.
"Nous ne sommes pas des étrangers. Nous sommes américains depuis trois générations. Nous sommes des gens honnêtes."
Sam l'aveugle la coupa.
"Tilt House n'est pas une ville, madame. C'est une famille."
"Avec un nom comme ça, c'est mal parti !"
Ironisa Majorie.
"Allons y !"
Dit Franck que sa femme énervait. Ils emboîtèrent le pas aux Sam.
"Tu ne vas pas me laisser seule ici !"
"Si yé pouvais mé permettre, yé peux vous promettre qué personne vous touchera, nada. Si vous aviez vingt ans dé moins... Yé né dis pas."
Majorie haussa les épaules, et les badauds, Macho en tête, éclatèrent de rire.
"Vous croyez vraiment que je peux laisser ma femme avec ces... Types ?"
"Macho a répondu à votre question."
Et Sam accéléra le pas.
Au moment de tourner le coin de ce qui ressemblait à une usine désaffectée, Franck se retourna une dernière fois, le spectacle qu'il découvrit le paralysa. Surgie de partout à la fois, une foule de femmes, d'enfants et d'hommes dépenaillés entouraient la voiture. Le sang de Franck ne fit même pas un tour. Il prit une décision en un quart de seconde.
Il revint sur ses pas, fendit la foule dont il ne voyait que les yeux, et s'installa au volant. Majorie leva vers lui un regard interrogateur.
"Je ne sais pas où nous sommes, je ne sais pas ce qui nous attend, mais tout ce que je peux dire, c'est que, tant qu'il me restera un souffle de vie, je n'abandonnerai jamais ma voiture."
Majorie toussota.
"Ni toi, bien sûr !"
Majorie prit un air pincé.
"C'est évident, puisque je suis dans la voiture."
Franck se laissa aller sur le siège. Quelques minutes passèrent. Un à un, ou par grappes, les curieux qui cernaient la voiture disparurent dans la nuit. Les Sam devaient être loin. Franck laissa errer son regard sur la vaste étendue devant lui. Ca et là, une torche flambait, donnant à Tilt House, comme ils disaient, l'allure d'un camp de pionniers. Quelque part dans le lointain, Franck distingua une lueur qui semblait dominer, comme une étoile.

Paul Butch, dans sa maison de l'autre côté du lac, finissait de recopier ses notes de la journée.
"Il faudra raser la colline."
Rappela-t-il à Angie, quand elle vint l'embrasser silencieusement. Une fois de plus Angie n'avait pas répondu. Elle savait de quoi il parlait, mais n'intervenait jamais dans une de ses crises de conscience. Comme elle ressentait la même chose, elle le laissait faire. La colline surplombait le lac et dominait Tilt House. Leur maison penchée se trouvait tout en haut. Raser la colline était une boutade. Il secoua la tête.
Le rêve de Butch était à ses pieds dans la réalité et lorsqu'il avait vu monter les groupes de la communauté vers sa maison pour la première réunion sur l'organisation de Tilt House, il avait su qu'il faudrait partir, quitter ce qu'il avait voulu être, faire. Même si il descendait habiter en bas avec eux, il resterait le fondateur, celui qui savait, celui au nom de qui on exécute les injustices. D'une révolte, il avait fait un monde, d'un acte d'amour, une école de vie. Et cela il ne le voulait pas.
Butch, de la fenêtre, apercevait les pales du moulin à vent qui fournissait l'électricité de la maison. Bientôt, les autres moulins fonctionneraient sur la colline, et toutes les maisons seraient éclairées correctement. Seules subsisteraient les torches de résine dont les bousiers se servaient pour se déplacer dans la nuit.
"Pourvu que ça ne devienne pas une ville !"
Angie qui jouait avec leur fils, à côté, l'appelait.
"Paul, Paul !"
Il grogna.
"A quelle heure Nach doit-il arriver ?"
"Je ne sais pas."
Paul et Nach étaient amis depuis l'université. Des milliers de fois ils avaient refait le monde. Puis le Viet Nam pour Butch, et pour Nach, sa nomination par le gouvernement pour étudier les formes d'une société future. Il fallait cette occasion pour qu'ils se revoient.
En vérité, le gouvernement, inquiet, voulait étudier les causes de cette hémorragie. Ce n'était plus quelques intellectuels mais une ville entière qui avait disparu. Une ville de cinq mille habitants rayée de la carte. Le phénomène ne pouvait-il pas se reproduire ailleurs et gagner tous les états ?
Butch sourit, il se rappelait la tête du shérif apportant la lettre du gouvernement. Les autorités de Spencer City avaient tout essayé : la douceur, l'argent, les menaces, pour déloger les gens de Tilt House, sans aucun résultat. Les Sam, toute leur vie avait braconné et faisaient de redoutables tireurs. Butch était rassuré de les avoir avec lui.
Une seule chose tracassait Butch. Les journalistes mexicains qu'ils avaient accueillis après les sévices subis par trois d'entre eux lors des revendications salariales. Les Jack leur avaient brisé les bras sur l'ordre de White. Si les casseurs ou les syndicats se mêlaient de leurs affaires, la tranquillité de Tilt House serait gravement compromise.

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