Tilt House - Samedi 3 juillet - 12 h 30.



Dundle commençait à se sentir fatigué. Depuis que Mister Class et lui avaient abandonné la voiture à l'intersection de la nationale et du chemin de terre, Dundle avait l'impression d'avoir parcouru des dizaines de kilomètres. Il s'arrêta, s'épongea le front, et héla Mister Class qui poursuivait sa marche impitoyable.
"On souffle un peu, Mister Class."
Mister Class s'immobilisa à son tour et se retourna en dévisageant son directeur.
"Nous avons fait exactement deux mille sept cent mètres."
"Ecoutez, Class, ne pouvez-vous pas parler autrement qu'en chiffres ?"
"J'ai exactement quarante sept ans, neuf mois vingt et un jours et... Douze heures et trente cinq minutes."
"Top !"
Conclu, Dundle. il soupira, enleva sa veste et desserra le noeud de sa cravate, et se remit en marche.
Ils croisèrent plusieurs chiens, des poules. Puis Tilt House leur apparut au détour du chemin. Dundle stoppa, bouche bée, cette fois Class l'imita. Le spectacle qui s'offrait à eux dépassait tout ce qu'ils croyaient jusqu'à là imaginable. Des groupes de sept ou huit maisons en bois étaient dispersés sur plusieurs kilomètres autour d'un bâtiment principal : l'usine aux couleurs vives. L'usine servait de centre d'accueil, d'hébergement, de lieu de réunion et de grenier communal. Des jardins potagers individuels jouxtaient les groupes de maisons. Aucun chemin n'était droit et l'absence de barrière ou de clôture, faisait ressembler Tilt House à un grand parc. Les animaux se promenaient en liberté, chevaux, vaches, moutons... Tous plus ou moins groupés près du lac où se trouvaient les étables. Une grande animation régnait, donnant l'impression que les gens vivaient essentiellement dehors.
Dundle adorait les fleurs. Il apprécia la multitude de couleurs dont Tilt House se parait. L'idéal pour un patron, faire travailler ses ouvriers dans un décor de rêve. Quel rendement ! Dommage que les produits chimiques utilisés par le C.U.L. détruisaient toujours la végétation sur plusieurs kilomètres autour des usines. Le drame pour un directeur d'usine amateur de fleurs !
Leur stupéfaction fut de courte durée car, déjà, une grappe d'enfants se précipitaient vers eux.
Les mômes essayaient de les entraîner vers un homme qui se tenait à l'entrée d'un porche en ruine. L'attitude des gosses étonnaient les deux hommes, mais pas pour les mêmes raisons. Tandis que Mister Class échafaudait des statistiques sur l'âge moyen et le nombre des gamins, Dundle était surpris qu'ils ne quémandaient ni argent, ni cigarettes, comme des enfants dans de pareilles conditions l'auraient habituellement fait. Les enfants lui tenaient fermement la main. Il se retrouva devant l'inévitable Macho.
"Yé vous souhaite la buenvenidad à Tilt House."
"Merci, merci."
Dundle essayait d'échapper à l'étreinte des niños. Macho leva sentencieusement le doigt en l'air.
"Il né faut yamais répousser l'amour des niños. L'amour des niños c'est l'amour lé plous pour, il est gratouite."
Dundle appréciait l'attitude économique des enfants. Macho baissa la main.
"Yé souppose qué vous venez por voir Mister Butch ?"
"Non ! Nous venons visiter l'usine."
Class désigna le bâtiment désaffecté qui dominait la place où il se trouvaient.
"Je peux vous affirmer une chose !"
Dundle n'en revenait pas d'entendre son collaborateur prononcer quatre mots d'affilé sans un seul chiffre. Cela tenait du miracle.
"Oui, Mister Class ?"
"La superficie de ce bâtiment est loin de faire les cinq mille mètres carrés !"
Faut pas rêver avec Mister Class.
"C'est bien, Class. Dites, vous ! Le mexicain, nous venons de la part de Monsieur White."
"Si lé senor veut mé permettre, mais la recommendacionne dé Monsieur White n'est pas una... Il vaut mieux qué vous né parlez pas dé cé nom aqui ! On n'aime pas trop ce Monsieur White, ici, como y el otro, lé Mister Ford, y con los quatros maricones."
"On peut visiter ?"
Dundle avait ce ton mondain que l'on utilise pour découvrir la chapelle Sixtine.
Macho ouvrit grands les bras.
"Si ! Tilt House, c'est oune grand église, tout le monde il est lé bienvénou."

"Je vous demande pardon ! Mais peut-être que vous pourriez nous aider, ma femme et moi ?"
Dundle et Class se retournèrent d'un bloc. Franck Morgenstern, flanqué de Majorie à l'air hagard, venait de parler en les suppliant. Franck n'était pas rasé et avait de grandes cernes mauves. Sa femme n'avait pas l'air soignée depuis longtemps. Pourtant, Dundle comprit qu'il n'avait pas devant lui le même genre de personnage que ceux qu'ils avaient rencontrés jusque là.
"Je m'appelle Morgenstern, Franck Morgenstern, et voici mon épouse, Majorie Morgenstern. Je suis tailleur dans le New Jersey. Dites, êtes-vous venus en voiture jusqu'ici ?"
"Bien sûr, vous ne pensez tout de même pas que nous allions faire je ne sais pas combien de kilomètres"
"Treize et ..."
"La ferme, Class ! Vous voulez que nous vous raccompagnions en ville ?"
"Oh, non, tout ce que nous désirons, ma femme et moi, c'est... Votre voiture ! C'est bien celle là, là-bas à l'entrée du chemin ? Oui ? Quelle chance ! Nous avons le même type de véhicule !"
"Oui ! Et alors ?"
"Vas-y Franck, vas-y, demande lui !"
"Voilà, je voudrais vous acheter votre roue de secours et une autre, celle qui vous ferait le moins défaut, bien sûr ! Nous avons crevé, vous comprenez et votre prix sera le notre ! Pas vrai, Majorie ?"
"Si ! Si votre prix reste raisonnable."
"C'est ridicule Monsieur Morgenstern, nous ne pouvons pas rouler sur trois roues ! Vous avez des ennuis? Ou quoi ?"
Macho rigolait.
"C'est le jour des visites, on dirait."

Ils se retournèrent avec un ensemble presque parfait.
Une grande femme, blonde, se dirigeait vers eux d'un pas cadencé. Silhouette moulée dans un tailleur de toile kaki. Elle portait à la main une armoire à pharmacie rose. Au fur et à mesure qu'elle avançait, ils distinguaient son visage sévère recouvert d'une couche de fard et de sable mélangés. Elle avança la main vers Dundle.
"Mister Butch, je présume, on m'appelle Miss."
"Buenos dias, Miss"
Elle se tourna vers Macho.
"Mister Butch, je présume ? Je suis perdue sans mes verres de contact. Et avec la poussière j'ai du les enlever."
"Né vous éxcousez pas, Miss"
"Je suis chargée par le Service de l'Hygiène de veiller à ce que tout se passe bien sur ce plan."
Au mot hygiène, Macho avait dressé l'oreille.
"C'était pas la peine dé vénir, Miss, porqué la sanidad elle est irréprochable. Il né faut pas vous laisser impressionner par des pétits détails."
Miss renifla autour d'elle.
"Si ! L'odeur, yo sais, pero vous n'avez rien contre les oignons frits ou les pimentos grillés ?"
"J'adore la cuisine mexicaine, mais malheureusement, je ne suis pas d'ici."
"On est sour terre para comer, yé vais vous faire gustar des tacos qué vous mé direz des nouvelles."
Il se tourna vers Dundle.
"Si el corazon vous en dit !"
"Merci, sans façon, nous avons déjà déjeuner. Tout ce que nous voulons, c'est visiter l'usine."
Dundle suivit de Class s'engouffrèrent dans le bâtiment.
Deux câbles étaient tendus sur la longueur de l'ancien hall de montage. Sur ces câbles, des couvertures bariolées formaient des cloisons étanches à la vue, sinon au bruit. Il régnait dans la salle un vacarme étourdissant. Ce qui n'empêchait pas à la grande stupéfaction de Dundle, les uns et les autres de vaquer à leurs occupations. Des mamas affairées allaient et venaient, leurs bébés coincés contre leurs hanches. Certains dormaient comme des bienheureux malgré le bruit. Tout ceci était étonnant. Dundle rattrapa Macho qui tentait de faire avaler plus ou moins de force ce qui ressemblait à une boulette de viande, à Miss.
"Ecoutez ! Ecoutez, l'homme !"
"Yé m'appelle Macho, yé né souis pas l'homme."
"OK ! OK, Macho. Que se passe-t-il, exactement ici ?"
"Où ? Ici ? Tout est normal, no ?"
"Mais non ! Qui sont tous ces gens ? Que font-ils ici ?"
"Ils sont los hermanos tous ces gens, comme vous dites, los hermanos travailleurs, ouvriers, péons."
"Mais que font-ils ici ? Pourquoi ne travaillent-ils pas ?
"Porqué ils ne veulent plous trabajo, la grève !"
"Mais alors, ils ne gagnent plus leur vie. Ils ne mangent plus !"
"Claro qué si, ils mangent, vous voyez, ils mangent bien."
"Mais comment font-ils ?"
Dundle trépignait. Il voyait bien autour de lui la foule mastiquer, visiblement heureuse de vivre comme ça, mais il ne comprenait pas.
"Mais comment ?"
"C'est oune longue histoire !"

Macho força presque Miss à boire à la bonbonne de tequila. il tendit à Dundle un morceau de viande noirâtre mais odorante. Dundle refusa, mais Class saisit la viande du bout des doigts pour en déterminer le pourcentage de lipides et autres protides.
"Je vous écoute, Macho."
"Il était oune fois oune pétit village dans le Mexique que tous les habitants ils étaient pobres, pero si pobres qu'un jour Macho il dit comme ça, il faut partir à los Estados Unidos, porqué los Estados Unidos c'est lé pays que l'or et lé miel ils coulent partout. Adamos, y voilà los mexicanos à Spencer City. Lé miel cé sont des arranciatas, et l'oro, il est tout pour les senores Haggerty, y Rosham, y Tilbur, y Clocks, y White. Los mexicanos muy trabajo, et los americanos y prennent tout. Alors Macho il dit comme ça, c'est plous possible, il faut rentrer al Mexico. Los dineros no e importante, la libertad si. Vamos !"
Mister Class se resservit en viande et tendit à Macho un gobelet que le mexicain remplit à ras bord de tequila. Mister Class avait les yeux un peu vitreux en attaquant sa cinquième boulette et son sixième gobelet. Dundle semblait avoir faim.
"Je mangerais bien quelque chose."
Dundle farfouilla dans la marmite.
"Pero, il y avait oune grand problème, los mexicanos no tienen los dineros para retourner à la Mexico. Alors, en attendant, Macho il demande à Mister Butch si lui y los hermanos no pedemos rester en la tierra de Tilt House. El Senor Butch et la Senora Angie digan que si ils donnent à los hermanos la tierra para la cultivacion y cuando la récolte commence tout le monde il donne à tout le monde."
"Vous avez goûté cette eau ?"
Class bredouillât en brandissant un gobelet de tequila.
"Vous devriez, elle est délicieuse, la viande aussi."
Sous le compliment, l'infirmière dégoulinait de plaisir et de sauce.
Class était déchaîné. Dundle n'en revenait pas. Pour la première fois depuis qu'ils collaboraient, Class ne parlait pas en chiffres, ses yeux étaient presqu'humain. Dundle se frappa le front.
"J'ai compris, j'ai tout compris !"
Il se leva et se dirigea vers la sortie, sous l'oeil goguenard de Macho, et suivi de Mister Class. Dundle, parvenu sur la place, embrassa Tilt House d'un arrondi des deux bras.
"Alors, Class, vous n'avez toujours pas compris les réticences de White. L'exode massif de Spencer City, les baraquements, ce grouillement ?"
"Si, j'ai compris depuis longtemps. C'est quand ce type a parler d'or. Alors là, plus de doute. Tilt House, c'est un camp de chercheurs d'or. C'est la ruée vers l'or."
"Voyez-vous Class, je me doutais bien depuis longtemps, qu'il y avait, chez vous, quelque chose qui ne tournait pas rond. Je crois, plutôt qu'il s'agit d'une erreur de programmation. Vous êtes mal programmé, dès qu'il s'agit d'autre chose que des chiffres. Vous êtes un zéro pointé. Enfin, réveillez vous. Ouvrez les yeux, Class. Vous avez des éléments pour découvrir ce qui se passe ici. Sauf les caméras, c'est vrai."
"Quelles caméras ?"
"Les caméras, Class, qui enregistrent à l'instant même, et peut-être à notre insu, sans doute le plus beau spectacle réalisé par l'homme pour l'homme !"
Dundle marchait de long en large.
"Grandiose, mise en scène géniale, et quelle reconstitution, un camp de pionniers sous le ciel des Etats Unis, mais je rêve."
Morgenstern s'approcha l'air suppliant, toujours aussi suppliant.
"Félicitations, vieux. Je ne sais pas qui est votre impresario, mais vous êtes parti pour faire une grande carrière."
Macho, sur le pas de la porte, considérait la scène d'un oeil amusé. Son regard se durcit.
"White ! White arrive !"
Dundle suivit son regard. Un canot à moteur venant de chez Butch accosta au ponton. White en descendit, suivit de son ombre, de Ford. Dundle se précipita vers eux, sourire épanoui aux lèvres.
"Vilain petit cachottier. Alors on ne veut pas faire visiter son usine à l'envoyé spécial du C.U.L., hein? C'était pas la peine de faire tant de cinéma !"
Class approuvait, White pensait que tout était fichu.
"Enfin, enfin je ne vous en veux pas. Quand on a une pareille affaire en train, il est certain qu'on est pas très intéressé par une offre comme la nôtre, mais dès que le tournage sera terminé, reprenez contact avec nous. Vous venez, Class ?"

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